Lorsque la mère de Quinn O’Neill est subitement décédée sans laisser de testament, le laissant ainsi, lui et ses frères, face à un dilemme moral quant au sort de sa dépouille, cela causa un peu de grabuge dans la vieille maison. Et même si cela n’avait rien d’étonnant, le fait de voir ses frères s’engueuler à ce sujet commençait toutefois à rendre sa tête aussi douloureuse que son cœur en deuil.
« Elle n’aurait pas voulu d’une crémation, dit sèchement Conor à Brady. Elle aurait voulu être enterrée avec papa ! » Les yeux verts de Con s’enflammèrent et il agrippa le dossier du canapé préféré de sa mère dans une tentative manifeste de se retenir d’étrangler l’énorme cou de Brady.
« Est-ce que tu as perdu la tête ? » Brady, deuxième de la fratrie, se leva vivement de sa chaise pour contourner le canapé. En se levant, il domina toute la pièce par sa corpulence gargantuesque, et les autres garçons cessèrent immédiatement de parler. « Elle n’était même pas catholique ! Elle a répété un millier de fois que les enterrements étaient de véritables pertes d’argent. Elle l’a même dit lorsqu’elle a payé pour celui de papa.
— Perte d’argent, perte d’argent… c’est toujours la même chose avec toi, marmonna Sean depuis le canapé. Certaines choses sont plus importante que l’argent, Brady. Comme le rugby, par exemple. Et la famille.
— Sean ! » feula Riley, le frère jumeau de Sean.
Sean sembla immédiatement contrit. « Désolé. Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je sais que la famille a de l’importance pour toi, Brady. »
L’espace d’un instant, une vieille douleur familière assombrit les traits de Brady, une douleur toujours présente depuis qu’Elizabeth et lui ont perdu leur bébé Rhian, il y a presque trois ans de cela. « J’ai bien compris ce que tu voulais dire, crétin », dit-il en donnant un léger coup sur la tête de Sean.
Un profond soulagement traversa instantanément le visage de ce dernier, mais ce soulagement disparut tout aussi rapidement face à ce qu’allait dire Brady.
« Mais ça n’a pas d’importance. Toi et Riley étant les bébés dans cette famille, ce n’est pas vous qui prendrez les décisions aujourd’hui.
— Ah, fit Sean, parce que maman aimait davantage son deuxième fils aîné que ses petits jumeaux, c’est bien ça ? » ricana-t-il avant de poser ses pieds sur la table basse.
Brady fit à nouveau le tour du canapé et se servit de son imposante main pour frapper les pieds de Sean. « Soit un peu plus respectueux de ce qui appartenait à maman. Ce n’est pas parce qu’elle est morte que ça te donne le droit de tout salir. »
Après ces paroles, le salon fut plongé dans un profond silence.
Même s’ils savaient tous douloureusement bien que leur mère était morte et qu’elle ne reviendrait jamais plus, Brady n’avait nullement besoin d’en rajouter. C’était un moment difficile pour chacun d’eux, mais Quinn surveillait Con de très près car il savait que son frère cadet avait été plus secoué que les autres par ce terrible évènement. Peut-être était-ce lié à la personnalité rêveuse de Con, ou peut-être parce que les plus jeunes de la fratrie étaient des jumeaux et qu’ils pouvaient donc compter l’un sur l’autre, mais Con et sa mère étaient particulièrement proches.
Et maintenant qu’elle est partie, la place de reine est vacante dans le cœur de Con. Con laissa tomber sa tête en avant et son corps se mit à trembler sous la force de ses sanglots.
« Oh bordel, marmonna Quinn tout en couvrant son visage avec ses mains. Aucun tact.
— Et aucune compassion. » Sean se précipita à côté de Con et posa sa main sur son dos.
Riley soupira d’un air frustré. « Bon. Est-ce qu’on peut essayer d’en parler comme des putains d’êtres humains ? Vous êtes tellement occupés à déblatérer des conneries que vous n’avez même pas laissé Quinn dire quoi que ce soit à ce sujet. » Il riva ses yeux vert clair sur Quinn. Pour être l’un des bébés, Riley surprenait toujours Quinn par sa maturité. « Alors, chef de famille. Qu’est-ce qu’on fait ? »
Il examina les traits du visage de son frère ainsi que ses yeux au dégradé de couleurs partant du vert pour aller vers le bleu. Il avait hérité de toutes les couleurs – le bleu de la mère, le vert de la grand-mère, et même le marron du père étaient revenus à Quinn – un assortiment de la famille O’Neill. Il ne s’était pas encore rendu compte de l’endroit où il s’était assis. Il s’asseyait normalement dans le vieux fauteuil de son père uniquement pour les réunions de famille, mais alors que ses frères se tournaient vers lui pour qu’il les guide, la place qu’il occupait maintenant lui pesait dessus comme dix pintes de brune.
Ils avaient d’abord perdu leur père, mort d’une crise cardiaque deux ans plus tôt, quelques mois seulement après que le restaurant familial, The Cranky Yankee, ait été sévèrement sinistré dans un incendie de cuisine. À l’époque, Quinn avait vingt-six ans et il jouait encore au rugby à un niveau professionnel. Mais après la mort de son père, sa mère avait eu besoin de quelqu’un pour l’aider à gérer le restaurant et à s’occuper de ses frères, Quinn avait donc quitté son équipe et laissé tomber sa carrière de sportif pour prendre cette responsabilité.
Puis, il y a cinq jours : leur mère. Âgée de cinquante ans seulement. Rupture d’anévrisme. Leur matriarche était donc maintenant partie. Il ne restait plus que cinq d’entre eux, dont Quinn en tant qu’homme de la maison. Cela faisait beaucoup à encaisser pour un seul homme.
« Quinn ? » dit Brady en écarquillant ses grands yeux bleus. Il voulait que Quinn prenne le contrôle de la situation. Quelqu’un devait bien le faire, sans quoi ses frères allaient finir par s’entretuer. D’autant plus que Quinn a toujours été la voix de la raison de la fratrie. « On enterre ou on incinère ? Ça fait cinq jours. Nous devons prendre une décision. »
En voyant leurs visages pleins d’espoir et d’attente, Quinn fit ce que n’importe quel aîné endeuillé par la mort de son premier véritable amour ferait. Il se leva et traversa le salon en sentant les regards peser sur lui. Il ne supportait plus leurs petites disputes. Il ne supportait pas le fait qu’il soit maintenant dix-sept heures passées et que sa mère ne soit pas là pour servir ce satané thé.
« Mais qu’est-ce que tu fous ?
— Tu vas où, Quinn ? »
Il entra dans la chambre de ses parents. Par le passé, chaque fois qu’il devait prendre une décision, chaque fois qu’il avait besoin d’aide pour l’école, pour les petites amies, pour ses potes, ou quoi que ce soit d’autre – il lui suffisait d’entrer dans cette grande chambre, bien souvent après que son père se soit endormi devant la télévision, et il y trouvait alors sa mère, en train de lire. Il referma donc la porte derrière lui, s’assit sur le bord du lit de ses parents et laissa tomber sa tête entre ses mains.
Respire. Il se redressa et prit une profonde inspiration.
Peu de choses avaient changé dans cette chambre. Le même tapis à poils longs, la même vieille couette à rayures, les même horribles fleurs, les mêmes couleurs or. Les mêmes rideaux poussiéreux bloquant la faible lumière de Dublin et les mêmes meubles en bois massif. Juste avant l’incendie, sa mère avait justement dit qu’elle devait acheter une nouvelle parure de lit, et son père lui avait donné la même réponse que d’habitude. « Celle-là ne te plaît plus, Maggie ? » Il s’approchait ensuite d’elle pour la prendre par la taille et murmurer : « Ces draps ont vu la conception de cinq petits gars, hein ? Ah, on achètera une nouvelle parure dès que les affaires reprendront. »
Mais bien évidemment, les affaires ne reprendraient jamais, pas tant que son père insistait pour garder le même équipement de cuisine désuet et la même décoration d’intérieur. Quinn avait bien fait quelques suggestions pour moderniser le restaurant, mais son père l’envoyait toujours balader en lui disant qu’une nouvelle décoration ne resulterait jamais en une meilleure fréquentation.
Ce jour-là, sa mère s’était contentée de soupirer. Ses yeux bleus avaient ensuite croisé le regard de Quinn, puis elle s’était alors empressée de sourire et de lui demander ce qu’il voulait pour le dîner.
« Je veux que tu aies une nouvelle parure de lit, avait répondu Quinn. Je t’en achèterais une avec mon prochain salaire. » Il jouait encore au rugby à cette époque, c’était sa dernière saison avant l’incendie et la mort de son père. « Oh, Quinn », lui avait-elle dit, son accent américain encore légèrement perceptible. « Tu sais bien que nous n’en avons pas réellement besoin. La famille avant tout. C’est tout ce qui compte. »
Au fond de lui, il comprenait cela, mais il savait également que sa mère avait fait d’énormes sacrifices pour que le rêve de son père qui était d’être propriétaire d’un restaurant ne sombre pas. Après sa mort, ils ont gardé le restaurant ouvert pendant dix-huit mois. Au début, Quinn était enthousiaste à l’idée d’enfin pouvoir moderniser les lieux. Mais même avec l’argent de l’assurance, ils avaient tout juste suffisamment de fonds pour rester ouverts. Il était donc impensable de mettre en place les changements que Quinn avait imaginés. Sa mère avait finalement pris la décision de fermer pour de bon en disant: « Voilà trop longtemps que nous vivons tous le rêve de ton père. Il est temps de prendre un nouveau départ. Pour que vous puissiez tous vivre vos propres vies. » Elle avait donc vendu le restaurant et partagé le peu d’argent que cela avait rapporté en six. Les cinq frères commençaient tout juste à réfléchir à ce qu’ils allaient bien pouvoir faire.
Puis, juste comme ça, maman est partie.
Son souvenir avait laissé un trou béant dans son cœur. Quinn se leva et fit les cent pas jusqu’à ce qu’il se retrouve face à la porte du placard de sa mère. Son placard, pensa-t-il. Ils avaient fouillé son bureau pour essayer de trouver ses dernières volontés. Ils avaient également appelé monsieur Noonan, son avocat, qui les avait informés de l’existence d’une assurance vie. Mais aucune trace de ses dernières volontés. Ils avaient aussi vidé les placards de la salle à manger, mais ils ne s’étaient pas encore attaqués au placard de la chambre.
Et s’il y avait bien une chose dont Quinn se souvenait de ses parties de cache-cache lorsqu’il était gamin, c’est bien les boîtes et les sacs et les trucs qui se cachaient derrière les robes et autres vêtements. Il s’approcha alors du placard et alluma la lumière. À l’extérieur de la chambre, il entendit quelqu’un allumer la télévision suivie de la voix d’un présentateur ainsi que de ses frères commençant à faire ce qu’ils font de mieux : avoir un débat animé à propos de rugby.
En ouvrant la porte du placard, il fut submergé par l’odeur des affaires de sa mère.
Il y avait des robes, des pantalons, des chemises, des cintres, des sacs à main fourrés de force sur les étagères du haut, des chaussures empilées sans ordre précis. Elle portait certains de ces vêtements il y a encore quelques jours de cela seulement. C’était comme si elle était toujours là. Quinn s’assit par terre et passa ses mains derrière les rangées de boîtes à chaussures, derrière les sacs et dans tous les recoins où sa mère aurait pu cacher des documents.
Ses mains tremblantes s’arrêtèrent sur quelque chose de froid au contour contondant qu’il tira d’un coup sec. Ce qu’il venait d’attraper était lourd et particulièrement difficile à soulever par-dessus les boîtes à chaussures. Mais une fois dégagé, il tira et laissa l’objet retomber sur ses genoux.
Un petit coffre en cuir marron aux angles en laiton et fermé par un petit loquet était maintenant posé sur ses jambes croisées.
Il libéra le loquet et le coffre s’ouvrit sans problème. Il souleva le couvercle pour jeter un œil à l’intérieur et vit alors des papiers, des photos – dont certaines étaient collées entre elles – quelques bijoux, une fleur desséchée ainsi que tout un tas de lettres pliées, certaines encore dans leurs enveloppes et d’autres couvertes d’encre bleu ou noire.
Il fouilla un peu et sortit une des photos. C’était une photo de Maggie O’Neill lorsqu’elle était jeune – certainement avant même qu’elle ne prenne le nom O’Neill – vêtue d’un pantalon bleu à pattes d’éléphant. Elle était assise au bord d’un pont semblant instable et ses jambes pendaient au-dessus d’une petite rivière. Ses cheveux étaient maintenus par des barrettes ornées de fleurs et son visage arborait ce sourire espiègle qu’il aurait pu reconnaître entre mille.
« Bonjour maman », la salua-t-il en souriant. C’était incroyable de la voir si jeune.
Au dos de la photo, sa mère avait écrit les mots suivants: Forestville, 1980. Forestville ? Il sortit son smartphone et fit une recherche sur Google pour Forestville, Californie. La recherche aboutit sur des photos d’une magnifique et vaste… région viticole ? Quand il était enfant, pour l’aider à s’endormir, sa mère lui racontait des histoires au sujet d’un lieu lointain où les raisins se transformaient en or, mais Quinn avait toujours pensé qu’elle ne faisait qu’inventer ces histoires de toutes pièces.
S’agissait-il d’un lieu qu’elle connaissait vraiment ?
Sur une autre photo quelque peu fanée, sa mère aux longs cheveux blonds et à la belle silhouette élancée se cramponnait à un homme beaucoup plus âgé qu’elle et vêtu d’un costume. Il arborait un fier sourire et tenait un verre de vin comme s’il s’apprêtait à le lever en l’air pour porter un toast. Ses cheveux étaient beaucoup plus sombres que ceux de sa mère, mais la forme de son visage, sa fossette au menton ainsi que ses yeux ressemblaient à s’y méprendre aux traits de sa mère. À vrai dire, il ressemblait à une version plus âgée de Quinn. La légende au dos de la photo : À notre vignoble avec papa, 1984.
Notre vignoble ? Papa ?
Quinn et ses frères ne connaissaient que le côté paternel de la famille – trois générations de Dublinois. Sa mère lui avait toujours dit venir des États-Unis, de Californie pour être précis, si tant est qu’il soit possible d’être précis sachant qu’il s’agit d’un état cinq fois plus grand que l’île d’émeraude. Mais à part cela, elle ne parlait jamais de son enfance ou de sa famille. Lorsque Quinn et ses frères essayaient d’en savoir davantage, elle ne disait rien et ses yeux s’emplissaient alors de souffrance. Ils avaient donc pris l’habitude d’éviter le sujet.
Son cœur se mit à battre vigoureusement face aux photos qu’il venait de trouver. « Maman ? Pourquoi ne nous as-tu rien dit ? »
Il faisait maintenant rapidement défiler les photos et il avait la sensation qu’un incendie venait de se déclarer dans son cœur – il y avait des photos d’un petit village, d’un endroit appelé Le Vignoble des Phillips, de sa mère en train de poser devant des hectares et des hectares de vignes. Quinn posa ensuite les photos et trouva un vieux carnet fermé par une ficelle de cuir. Il l’ouvrit et lut la première page. Propriété de Maggie B. Phillips. Phillips ? En vingt-huit ans, cela ne lui était jamais venu à l’esprit de demander quel était le nom de jeune fille de sa mère.
La page suivante était datée de 1981 et était couverte d’une écriture particulièrement soignée. “Cher journal…”
Elle tenait donc un journal intime. Comme toutes les ados à cette époque. Mais que pouvait-il bien contenir ? Avait-il même envie de savoir ?
“Moi et Beatriz sommes allées à San Francisco aujourd’hui ! Nous avons vu le quartier de Fisherman’s Wharf ainsi qu’Alcatraz. Nous avons pris le tramway et nous avons vu le Golden Gate Bridge. Nous avons même vu un marché aux fleurs avec absolument toutes les sortes de fleurs possible et imaginable. C’était trop bath !”
« Bath ? » Quinn éclata de rire. Sa mère avait toujours aimé les fleurs. Et elle les appréciait encore plus lorsque c’était le père de Quinn qui les lui offrait.
“Je pense que j’aimerais ouvrir un magasin de fleurs un jour. Ne serait-ce pas amusant ? Les fleurs de Maggie et de Green Valley. Ça sonne bien, non ?
Green Valley.
Oui, il avait déjà entendu ce nom auparavant, pendant que ses parents avaient des conversations derrière des portes closes. Était-ce là que se trouvait sa ville natale de Forestville ? C’était en tout cas de bien jolis noms – Green Valley et Forestville… C’est peut-être pour cela que sa mère était également tombée amoureuse des collines verdoyantes d’Irlande.
Dans le journal intime, la jeune Maggie n’avait de cesse de parler soit d’un magasin de fleurs, soit d’un magasin de surf, soit d’un bed-and-breakfast et autres grands rêves. Elle disait aussi n’avoir rien à faire de la carrière qu’elle choisirait, du moment qu’elle resterait la meilleure dans son domaine.
Cela déchira le cœur de Quinn.
Pour autant qu’il se souvienne, sa mère et son père avaient passé leur vie à tenir le restaurant. Elle faisait la comptabilité, elle payait les factures et faisait tout ce qui concernait l’aspect administratif. Elle restait toujours en arrière-plan. Nous étions donc bien loin de la boutique d’équipement de surf ou du magasin de fleurs.
Il sauta quelques pages pour passer directement à l’année 1985, où elle dit avoir assisté à une projection spéciale des trois films Star Wars au cinéma Coronet de San Francisco avec Ken, parce que Ken avait envie de voir les films, alors que Maggie aurait préféré une promenade romantique en voiture pour contempler le coucher du soleil. À la fin de la soirée, elle n’avait pas eu sa balade à voiture, ni son coucher du soleil sur l’océan Pacifique, au lieu de cela, elle avait eu un badge qui disait “que la force soit avec toi”, ainsi que la langue de Ken au fond de sa gorge.
Quel charmeur, ce Ken.
Quinn resta assis sur le sol pendant un moment, à lire les mots de sa mère et à en apprendre davantage à son sujet, d’une manière qu’il jugeait injuste. Pourquoi diable n’avait-elle jamais parlé de tout cela ? Quel était le problème dans le fait d’être originaire de Green Valley en Californie ? Il y avait en tous cas ici la preuve que sa mère avait existé avant l’arrivée son père – les photos et les lettres de ce Ken, les lettres de Beatriz et les autres, dont une en particulier, datée du 6 juin 1986, qui lui avait donné des frissons dès les premiers mots :
Quoi que tu aies fait, Maggie, tu peux encore revenir sur ta décision. Oublie ce vulgaire Irlandais et ramène ton cul à la maison. Ta vie est ici, ta famille est ici. Tu brises le cœur de ta mère. Si tu ne reviens pas à ta vie normale, tu vas le regretter pour le restant de tes jours. Ceci est le dernier avertissement. Si tu ne reviens pas à la maison après cela, je peux te promettre que personne ne t’attendra.
Papa
L’espace entre “avertissement” et “si” était taché d’une goutte d’eau qui avait séché. Elle avait probablement pleuré en lisant cette lettre. Oublie ce vulgaire Irlandais ? C’est quoi son problème à celui-là ?
De toute évidence, et étant donné qu’elle a fini par épouser Grant O’Neill et donner naissance à cinq andouilles, elle a dû envoyer son père se faire voir. Le fait de lire ces mots secouait terriblement Quinn. Le papier tremblait frénétiquement entre ses mains. Celles-ci tremblaient tellement qu’il eut du mal à replier la lettre. Alors c’est donc cela ? Sa mère avait pris la décision de consacrer sa vie à son mari et à ses enfants ici à Dublin, que ce soit avec ou sans la bénédiction de sa famille ?
« Tu n’as jamais regardé en arrière, hein, maman ? » Ses yeux piquaient. Il faisait soudain terriblement chaud dans la chambre de sa mère, mais il était hors de question qu’il en sorte. Il voulait un signe – n’importe quel signe – qui pourrait l’aider à prendre une décision.
Il regarda la photo suivante. Il s’agissait de son père et sa mère lorsqu’ils étaient un jeune couple, assis face à face dans un pub, deux bières mousseuses entre eux. Au dos de la photo :
Notre premier rencard, Mulligan Tavern.
Quinn avait entendu parler de cet endroit. Le pote d’université de son père – Paul quelque-chose – était parti vivre aux États-Unis, et son père ainsi que d’autres amis étaient allés lui rendre visite un été pour l’aider à ouvrir son bar, le Mulligan Tavern. Ce fut la seule fois que son père était sorti d’Irlande. Juste cet unique été de 1986 où il a rencontré Maggie. Il disait toujours qu’il n’oublierait jamais l’instant où il l’a vue entrer dans le bar pour dire qu’elle n’avait jamais bu une Guinness mais qu’elle avait toujours voulu en goûter une, et pas moins de dix mecs avaient bondit de leurs tabourets pour lui offrir de s’asseoir.
“C’était un sacré morceau”, racontait son père en riant.
Dix mecs. Mais elle n’en avait choisi qu’un seul, le père de Quinn, parce qu’il la faisait rire comme personne ne l’avait encore jamais fait rire. Prends ça, père Phillips.
Quinn supposa donc que la décision faite par sa mère était la bonne. Même si son père aimait le restaurant, il aimait encore plus sa mère. Ils s’entendaient merveilleusement bien et leur relation était bonne, une relation qui avait abouti à Quinn et ses frères. Mais Quinn ressentait tout de même un poids sur son cœur. Sa mère avait fait une croix sur beaucoup de choses. Elle aurait par exemple peut-être dû essayer d’arranger les choses avec son propre père. Il se demanda alors : Est-ce que lui, son père et ses frères valaient la douleur d’avoir perdu son autre famille ?
La famille avant tout.
C’est ce que sa mère disait toujours. Quinn ne pourrait laisser tomber sa famille pour rien au monde. Ils étaient tout pour lui.
Cela prendrait la journée entière de passer en revue le contenu de la boîte, ce qu’il avait la ferme intention de faire. Pendant que ses frères regardaient le match de rugby, il sortit discrètement de la chambre de sa mère pour amener le petit coffre dans sa propre chambre. Seul Con le regarda traverser le salon comme un fantôme pour se diriger vers l’escalier. Qu’est-ce que tu as trouvé ? sembla-t-il demander du regard.
Rien dont tu aies besoin d’être au courant, petit frère. Du moins pas pour l’instant.
Une fois à l’étage, Quinn pouvait enfin respirer. Il entra dans sa chambre, s’assit sur son lit et s’adossa contre son oreiller en forme de ballon de football. Il posa le journal intime de sa mère sur ses jambes. « Dis-moi tout, maman », dit-il en s’adressant aux pages qu’il feuilletait.
Novembre 1985. Elle n’avait pas encore rencontré son père, mais à en juger par les mots qu’elle employait, Quinn voyait bien qu’elle n’était plus cette adolescente jeune et naïve. “Tant que je suis capable d’aimer et de donner suffisamment d’amour, je me fous de savoir ce que je fais de cette vie, où le vent me porte ou encore ce que je fais du temps dont je dispose sur cette terre. Et lorsque ce temps arrivera à son terme, je prie pour que le vent me ramène à la maison, je prie pour qu’il me ramène à Green Valley.”
Une montée d’adrénaline s’empara de Quinn en lisant ces mots. “… que le vent me ramène à la maison, qu’il me ramène à Green Valley…” Lorsque son heure sera arrivée. Oui. Voilà donc ce qu’ils devaient faire.
Il tourna les pages jusqu’à la dernière – Décembre 1989. Quinn avait un an.
Eh bien, nous y voilà. J’ai appelé papa lorsque j’ai appris la mort de maman. Je lui ai dit que je voulais rentrer à la maison pour les voir, lui et mes sœurs. Et qu’a-t-il répondu ? “Nous n’avons aucune fille nommée Maggie. Vous avez sûrement fait une erreur de numéro.” Puis il m’a raccroché au nez. Sacrée famille, hein ? J’imagine donc que je n’aurais plus besoin de toi, mon cher journal. J’ai maintenant une vie ainsi qu’un magnifique petit garçon, c’est plus qu’il n’en faut pour me tenir occupée. D’autant plus qu’il m’est de plus en plus difficile de lire les mots que j’y ai écrit.
Adieu de Dublin,
– M.
S’il était possible pour Quinn d’aimer sa mère plus encore qu’il ne l’aimait déjà, alors ce serait le cas après avoir lu ces mots. Elle avait totalement fait une croix sur sa famille en Californie – elle l’avait fait pour lui. Pour eux. Elle avait eu le courage de reprendre contact avec son père, malgré la lettre particulièrement détestable qu’il lui avait envoyée, mais il avait continué à la rejeter. Quels abrutis.
… que le vent me ramène à la maison, qu’il me ramène à Green Valley …
Quinn ne pouvait s’arrêter de relire ces mots. Ces derniers retentissaient en lui. Elle leur avait dit, à Quinn et ses frères, de suivre leurs propres rêves, de commencer une nouvelle vie et de trouver un lieu où ils pourraient faire de leurs rêves des réalités. Le seul problème étant que Quinn ne savait que faire de sa vie à partir de maintenant.
Le rugby était toujours une possibilité. Après la vente du restaurant, son ancien entraîneur l’avait contacté pour l’encourager à réintégrer l’équipe. Mais plus Quinn y pensait, plus le rugby semblait appartenir au passé. En plus du fait qu’il était désormais deux ans plus vieux et qu’il manquait d’entraînement, l’idée de passer son temps à voyager l’attirait beaucoup moins qu’avant. De plus, même si quitter l’équipe fut difficile, cela lui avait également permis de s’ouvrir à d’autres possibilités, et pour la première fois de sa vie, Quinn avait pu se prouver à lui-même qu’il n’était pas seulement bon à faire du sport, mais qu’il pouvait par exemple gérer une entreprise. Dans sa lutte pour essayer de sauver le Cranky Yankee après la mort de son père, il s’était beaucoup amusé en imaginant le restaurant qu’il ouvrirait lui-même s’il en avait l’opportunité.
Quinn soupira et passa nerveusement sa main dans ses cheveux. Non, il ne savait pas ce que l’avenir lui réservait. Mais qu’en était-il de l’instant présent ?
Quinn regarda l’heure sur son téléphone et calcula qu’il devait être environ dix heures du matin à Forestville. Les mains tremblantes, il fit une recherche sur Internet pour Le vignoble des Phillips, en Californie, et fut surpris de constater que l’entreprise était encore en activité. La page Wikipedia lui apprit que le propriétaire était toujours Richard Phillips et qu’il avait deux filles, Beatriz et Suzanne Phillips. Aucune mention de Maggie.
Il savait qu’il était fou d’avoir cette idée, mais il devait entendre sa voix. Bordel de Dieu, il avait un grand-père ! Et des tantes ! Il avait probablement aussi des cousins et cousines, beaucoup de cousins et cousines. Étaient-ils seulement au courant de son existence ? C’était mal d’avoir ainsi effacé Maggie Phillips de leur vie. Et ce serait également mal que Quinn et ses frères ignorent le vœu le plus cher de leur mère qui était de retourner à Green Valley après sa mort.
Sans même savoir ce qu’il était en train de faire, le pouce de Quinn appuya sur le numéro de téléphone de l’entreprise en Californie, et après un bref silence ainsi qu’une série de clics, l’appel aboutit et se mit à sonner.
« Le vignoble des Phillips, en quoi puis-je vous aider ? dit une voix féminine au fort accent américain.
— Bonsoir, euh… bonjour. Pourrais-je parler à Richard Phillips, s’il vous plaît ?
— Monsieur Phillips n’est pas présent les mercredis, et il est souvent absent dans la semaine. Mais je peux vous passer son épouse, Betsy. Puis-je me permettre de vous demander qui est à l’appareil ? » demanda la voix féminine sur un ton particulièrement amical.
Betsy ? Le journal intime disait que sa mère était décédée, Betsy devait donc être la seconde femme de Richard. Diable, peut-être même sa troisième femme, qu’en savait-il ? Cela n’avait pas d’importance. Du moment qu’il parvenait à ses fins. « Je m’appelle Quinn. Quinn O’Neill.
— Restez en ligne, monsieur O’Neill. »
La réceptionniste fit basculer l’appel sur une musique de Tony Bennett. Le cœur de Quinn battait vigoureusement d’excitation sous son sternum et dans son cerveau. Soudain, il se sentit mal de s’accaparer cet instant pour lui tout seul. Même s’il était l’aîné, ses frères méritaient aussi de savoir qu’ils avaient de la famille. Il se leva vivement et descendit les escaliers à toute vitesse pour débouler dans le salon comme un forçat fraîchement évadé.
Ses quatre frères le regardèrent comme s’il était devenu fou. « Qu’est-ce qui te prend ? grogna Con. On dirait Frankenstein, bordel.
Quinn leva le journal intime en l’air et dit :
— Je l’ai. Tout est ici…
— Qu’est-ce qui est ici ? » Le visage de Con se tordit de confusion en voyant le téléphone appuyé contre l’oreille de Quinn. « Et à qui tu parles ?
— On la ramène, murmura Quinn en posant le journal intime sur la table basse.
— On la ramène où ? De quoi tu parles, Quinn ? » demanda Brady en le regardant d’un œil méfiant.
Les quatre frères se penchèrent alors sur le journal intime pour essayer de comprendre pendant que Tony Bennett chantonnait I can’t give you anything but love dans l’oreille de Quinn. « Je veux dire qu’on doit incinérer son corps, murmura-t-il. C’est ce qu’elle voulait. Nous répandrons un peu de ses cendres sur papa, mais le reste… on l’amène en Amérique. À Green Valley, en Californie. »
Sean et Riley échangèrent un regard confus.
Brady et Con se regardèrent en secouant la tête avant qu’ils ne se tournent tous deux vers Quinn. « Mais qu’est-ce que tu racontes bordel …? » murmura Con.
Enfin, la voix de Tony Bennett fut soudainement interrompue pour laisser place à la charmante voix enjouée d’une dame âgée. « Allo ?
— Oui allo. Est-ce Betsy ?
— Elle-même.
— Génial », dit Quinn en souriant tout en s’empressant d’ôter le téléphone de son oreille pour le mettre sur haut-parleur. « Puis-je parler à Richard Phillips, s’il vous plaît ? Si bien sûr il a un instant à m’accorder.
La voix de la femme répondant au prénom de Betsy s’emplit soudain d’hésitation.
— Eh bien, oui, mais… qui le demande ? »
Quinn regarda le visage de ses frères – ses insolents de frères dont il avait toujours promis de prendre soin, quoi qu’il arrive. Ils avaient tout perdu ici à Dublin : leurs parents, leur restaurant familial, un enfant ainsi qu’une épouse. Il était grand temps de prendre l’air et de quitter l’Irlande pour un temps. Il était grand temps d’essayer quelque chose d’autre, quelque chose de nouveau, exactement comme leur mère leur avait dit de le faire. Et plus important encore, ils pouvaient ramener leur mère chez elle.
Que Richard Phillips les accepte ou non, un séjour en Amérique était prévu.
Il avait besoin de voir où sa mère était née et où elle avait grandi. Il avait besoin de voir les lieux où ces photos avaient été prises – du pont où elle balançait ses jambes, jusqu’aux terres viticoles où elle avait grandi. Il avait besoin de s’imprégner de tout cela avant de décider ce qu’il ferait de sa propre vie. Maintenant qu’il était au courant de l’existence d’une autre moitié de son patrimoine génétique, cela n’aurait pas de sens de ne pas le faire.
Quinn prit une profonde inspiration, puis répondit : « Dites-lui que ses petits-fils, les O’Neill, cherchent à le joindre. Nous sommes les enfants de Maggie. Nous sommes cinq. »